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Tribune sur Le Monde.fr : "Il est urgent que l'Europe se saisisse du problème des classements"
Publié le 17 décembre 2018
–
Mis à jour le 8 avril 2019
Date(s)
le 15 décembre 2018
Timothée Toury, enseignant-chercheur de l'UTT, s'exprime dans une tribune parue sur Le Monde.fr le 15 décembre 2018.
Le Monde.fr - samedi 15 décembre 2018
"Il est urgent que l'Europe se saisisse du problème des classements".
"Les établissements universitaires européens ne doivent ni suivre ni subir les palmarès internationaux, mais choisir une position plus offensive.
Une offre de classements des universités s'est constituée. Elle correspond à un besoin, à une attente. L'enseignement supérieur est à l'image des femmes et des hommes qu'il doit former : diversifié et complexe. Cette richesse doit permettre à chacun d'y trouver sa voie, mais elle a un revers : difficile de faire un choix, lorsqu'on est soi-même en plein questionnement sur son avenir.
La conscience de l'incidence majeure du diplôme sur le début d'une carrière professionnelle et la difficulté de juger de la qualité d'un établissement amènent un besoin de repères. Les classements offrent des balises qui permettent de naviguer dans cette complexité. En retour, pour attirer les meilleurs étudiants et pouvoir fonctionner, les établissements ont, parfois malgré eux, marché dans le jeu de la compétition. Et les étudiants ont toujours partagé informellement et implicitement une hiérarchie des universités et des écoles.
La méthodologie, essentielle pour savoir de quoi on parle, est différente d'un classement à l'autre. Ces derniers s'appuient largement sur des données numériques rarement publiques ou accessibles, et bien souvent déclaratives. A l'opposé de la méthodologie scientifique attendue dans les établissements que l'on prétend classer ! A l'heure de l'open data, les classements ne devraient s'appuyer que sur des données ouvertes, vérifiables, et sur des avis d'agences d'évaluation soumises à des processus qualité transparents. Leur rôle est d'aider à la lisibilité, pour donner du sens. On attend des classements qu'ils conseillent, qu'ils nuancent, qu'ils accompagnent une réflexion, aucunement qu'ils assènent.
Où se trouvent les pédagogies, la qualité de l'environnement, l'enrichissement culturel, la valeur ajoutée pour l'étudiant ? Y parle-t-on de dépasser les « plafonds de verre » sociaux ? Où sont l'émulation, la formation d'un esprit critique, la prise de risque, l'originalité intellectuelle ? En d'autres termes, où est la mission première de l'Université - avec un U majuscule ? Ces questions essentielles, trop complexes pour être intégrées à un classement numérique, sont ignorées. On classe ce qui n'est pas comparable, en faisant fi des environnements socioculturels. On mesure des choux et des carottes avec des règles dont on ne sait même pas si elles sont graduées en centimètres ou en pouces...
Pour des étudiants ou leurs parents, auxquels le système éducatif propose encore trop peu d'aide à l'orientation, s'accrocher malgré tout à ces classements est compréhensible. L'utilisation, souvent indirecte, qui en est faite par les décideurs politiques est plus inquiétante. Elle mène à des courses aberrantes au gigantisme ou à l'élitisme. Les conséquences de ces concentrations peuvent être délétères, en asséchant des territoires. Des systèmes très différents devraient permettre à chacun de trouver sa place et aux idées nouvelles d'émerger. Un classement trop normatif et une utilisation grossière de ces outils risquent d'appauvrir cette diversité.
Cependant, la demande semble suffisamment forte pour que l'offre continue à se multiplier. On va donc implicitement vers un... classement des classements ! Lequel offre la « vraie » première place ? Que vaut une place en tête dans le classement européen U-Multirank face à un « top ten » dans le classement de Shanghaï ?
Définir et imposer des critères, classer les autres et se positionner parmi eux est un jeu redoutable de diplomatie d'influence. L'enseignement supérieur est une composante stratégique du soft power. Les classements en sont une arme tactique, car ils favorisent une vision du monde. Ils offrent un avantage notable à ceux qui ont des modèles conformes aux critères, donc à ceux qui les définissent.
Depuis une vingtaine d'années, l'Europe veut s'imposer comme un acteur majeur de l'organisation et du financement de l'enseignement supérieur et de la recherche. Un appel à projets pour la construction d'universités européennes est ouvert. Qui paie les violons choisit la musique, dit-on. Il peut aussi choisir le critique. Ces universités européennes porteront des valeurs européennes si des classements européens les imposent sur la scène internationale. L'Europe peut imposer sa vision d'excellence, de diversité et d'inclusivité; promouvoir des classements qui servent de référence, car ils ont de facto une influence comparable à celle des lois.
L'Union européenne doit s'emparer fermement de cet outil d'influence majeure pour défendre ses valeurs, pour porter sa voix sur la scène mondialisée de l'enseignement supérieur et de la recherche. U-multirank (qui établit le classement de 500 universités du monde entier) est à cet égard une initiative pertinente - mais encore trop confidentielle et trop peu lisible.
L'enjeu est planétaire. Quelles universités formeront les cadres capables de faire prendre au monde le virage sociétal et technologique dont il a besoin pour éviter la catastrophe écologique ? Où est l'université qui donnera un avenir aux populations qui se sentent laissées pour compte ? Plus prosaïquement, quel établissement respecte la diversité des étudiants et intègre les European Standards and Guidelines énoncés voilà vingt ans dans le cadre du processus de Bologne en vue d'offrir aux étudiants une très bonne qualité de formation ? La capacité politique de l'Europe reste bien en deçà de sa puissance économique et intellectuelle. Guider, défendre et promouvoir ses universités devrait être une évidence géopolitique."
Timothée Toury, enseignant-chercheur à l'Université de Technologie de Troyes
"Il est urgent que l'Europe se saisisse du problème des classements".
"Les établissements universitaires européens ne doivent ni suivre ni subir les palmarès internationaux, mais choisir une position plus offensive.
Une offre de classements des universités s'est constituée. Elle correspond à un besoin, à une attente. L'enseignement supérieur est à l'image des femmes et des hommes qu'il doit former : diversifié et complexe. Cette richesse doit permettre à chacun d'y trouver sa voie, mais elle a un revers : difficile de faire un choix, lorsqu'on est soi-même en plein questionnement sur son avenir.
La conscience de l'incidence majeure du diplôme sur le début d'une carrière professionnelle et la difficulté de juger de la qualité d'un établissement amènent un besoin de repères. Les classements offrent des balises qui permettent de naviguer dans cette complexité. En retour, pour attirer les meilleurs étudiants et pouvoir fonctionner, les établissements ont, parfois malgré eux, marché dans le jeu de la compétition. Et les étudiants ont toujours partagé informellement et implicitement une hiérarchie des universités et des écoles.
La méthodologie, essentielle pour savoir de quoi on parle, est différente d'un classement à l'autre. Ces derniers s'appuient largement sur des données numériques rarement publiques ou accessibles, et bien souvent déclaratives. A l'opposé de la méthodologie scientifique attendue dans les établissements que l'on prétend classer ! A l'heure de l'open data, les classements ne devraient s'appuyer que sur des données ouvertes, vérifiables, et sur des avis d'agences d'évaluation soumises à des processus qualité transparents. Leur rôle est d'aider à la lisibilité, pour donner du sens. On attend des classements qu'ils conseillent, qu'ils nuancent, qu'ils accompagnent une réflexion, aucunement qu'ils assènent.
Où se trouvent les pédagogies, la qualité de l'environnement, l'enrichissement culturel, la valeur ajoutée pour l'étudiant ? Y parle-t-on de dépasser les « plafonds de verre » sociaux ? Où sont l'émulation, la formation d'un esprit critique, la prise de risque, l'originalité intellectuelle ? En d'autres termes, où est la mission première de l'Université - avec un U majuscule ? Ces questions essentielles, trop complexes pour être intégrées à un classement numérique, sont ignorées. On classe ce qui n'est pas comparable, en faisant fi des environnements socioculturels. On mesure des choux et des carottes avec des règles dont on ne sait même pas si elles sont graduées en centimètres ou en pouces...
Un risque d'appauvrir la diversité
Pour des étudiants ou leurs parents, auxquels le système éducatif propose encore trop peu d'aide à l'orientation, s'accrocher malgré tout à ces classements est compréhensible. L'utilisation, souvent indirecte, qui en est faite par les décideurs politiques est plus inquiétante. Elle mène à des courses aberrantes au gigantisme ou à l'élitisme. Les conséquences de ces concentrations peuvent être délétères, en asséchant des territoires. Des systèmes très différents devraient permettre à chacun de trouver sa place et aux idées nouvelles d'émerger. Un classement trop normatif et une utilisation grossière de ces outils risquent d'appauvrir cette diversité.Cependant, la demande semble suffisamment forte pour que l'offre continue à se multiplier. On va donc implicitement vers un... classement des classements ! Lequel offre la « vraie » première place ? Que vaut une place en tête dans le classement européen U-Multirank face à un « top ten » dans le classement de Shanghaï ?
Définir et imposer des critères, classer les autres et se positionner parmi eux est un jeu redoutable de diplomatie d'influence. L'enseignement supérieur est une composante stratégique du soft power. Les classements en sont une arme tactique, car ils favorisent une vision du monde. Ils offrent un avantage notable à ceux qui ont des modèles conformes aux critères, donc à ceux qui les définissent.
Depuis une vingtaine d'années, l'Europe veut s'imposer comme un acteur majeur de l'organisation et du financement de l'enseignement supérieur et de la recherche. Un appel à projets pour la construction d'universités européennes est ouvert. Qui paie les violons choisit la musique, dit-on. Il peut aussi choisir le critique. Ces universités européennes porteront des valeurs européennes si des classements européens les imposent sur la scène internationale. L'Europe peut imposer sa vision d'excellence, de diversité et d'inclusivité; promouvoir des classements qui servent de référence, car ils ont de facto une influence comparable à celle des lois.
L'Union européenne doit s'emparer fermement de cet outil d'influence majeure pour défendre ses valeurs, pour porter sa voix sur la scène mondialisée de l'enseignement supérieur et de la recherche. U-multirank (qui établit le classement de 500 universités du monde entier) est à cet égard une initiative pertinente - mais encore trop confidentielle et trop peu lisible.
L'enjeu est planétaire. Quelles universités formeront les cadres capables de faire prendre au monde le virage sociétal et technologique dont il a besoin pour éviter la catastrophe écologique ? Où est l'université qui donnera un avenir aux populations qui se sentent laissées pour compte ? Plus prosaïquement, quel établissement respecte la diversité des étudiants et intègre les European Standards and Guidelines énoncés voilà vingt ans dans le cadre du processus de Bologne en vue d'offrir aux étudiants une très bonne qualité de formation ? La capacité politique de l'Europe reste bien en deçà de sa puissance économique et intellectuelle. Guider, défendre et promouvoir ses universités devrait être une évidence géopolitique."
Timothée Toury, enseignant-chercheur à l'Université de Technologie de Troyes
mise à jour le 08 avril 2019